Contentieux de la durée du travail : un rappel à l’ordre de la Cour de cassation à la lumière des obligations de l’employeur
Le contentieux de la preuve des heures travaillées n’en finit pas. Un nouvel arrêt illustre la saga judiciaire en la matière (Cass. soc., 18 mars 2020, n° 18-10.919 : JurisData n° 2020-003934).
À l’occasion d’une instance prud’homale, un salarié réclame le paiement d’heures supplémentaires accomplies mais non rémunérées par son employeur. Il se heurte toutefois aux juges d’appel qui rejettent ses demandes en la matière. Il obtiendra finalement gain de cause devant la Cour de cassation.
En cause d’appel, le salarié vit ses demandes écartées aux motifs que, d’une part, les éléments produits pour fonder sa demande n’ont pas été établis au moment de la relation contractuelle dans la mesure où ils étaient différents de ceux fournis devant le conseil des prud’hommes à l’appui de la demande initiale, d’autre part, les tableaux produits devant la cour d’appel comportaient des contradictions manifestes avec les documents produits devant le juge de première instance.
À l’appui de son pourvoi, le salarié mettait en avant deux arguments : d’une part, les documents servant de fondement à sa demande peuvent ne pas être établis durant la relation contractuelle. En effet, en la matière, aucune disposition légale n’impose une telle obligation. D’autre part, rien n’interdit de produire des documents probatoires différents entre la première instance et l’instance devant la cour d’appel tant que ces derniers sont suffisamment précis pour permettre à l›employeur d›y répondre. Ainsi, même si des éléments produits en première instance peuvent laisser apparaître des « contradictions manifestes » avec des décomptes d’heures produits en appel, ces derniers sont recevables tant qu’ils respectent les conditions posées par l’article L. 3171-4 du Code du travail.
Le raisonnement du salarié est accueilli par la Cour de cassation qui jugea qu’il résulte des dispositions des articles L. 3171-2 à L. 3171-4 du Code du travail, «qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments.».
Cet arrêt apporte un certain nombre de précisions bienvenues quant aux contentieux des heures travaillées non rémunérées.
Premièrement, et c’est l’apport principal de cette décision, il est rappelé que l’employeur est titulaire d’une obligation de tenue du décompte des horaires de travail. Ainsi, l’article L. 3171-2 du Code du travail impose à ce dernier, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, d’établir les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés. Ces documents sont d’ailleurs tenus à la disposition de l’Inspection du travail et du Comité social et économique. Des dispositions réglementaires complémentent d’ailleurs cette obligation (C. trav., art. D. 3171-8 et D. 3171-9). Ainsi, la durée du travail de chaque salarié concerné doit être décomptée selon les modalités suivantes : « 1° Quotidiennement, par enregistrement, selon tous moyens, des heures de début et de fin de chaque période de travail ou par le relevé du nombre d›heures de travail accomplies ;
2° Chaque semaine, par récapitulation selon tous moyens du nombre d’heures de travail accomplies par chaque salarié. »
Inversement, lorsque tous les salariés d’un atelier, d’un service ou d’une équipe travaillent selon le même horaire collectif, les articles D. 3171-1 à D. 3171-5 du Code du travail imposent notamment à l’employeur d’afficher un document signé par lui mentionnant les horaires de travail. Ce document est également transmis à l’inspection du travail.
Dans cette affaire, la Cour rappelle cette obligation et tire la conséquence qu’un employeur qui ne la respecte pas ne pourra pas, ou très difficilement, combattre les éléments apportés par le salarié. Plus encore, elle semble limiter, à ces seuls décomptes, le champ des éléments pouvant être produits par l’employeur en cas de contentieux. En effet, les juges de la Haute cour précisent expressément que :« Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. ». Cette précision est nouvelle et déterminante puisque désormais la juridiction de fond devra vérifier si l’employeur a répondu à son obligation légale de décompte préalable de la durée de travail. Si tel n’est pas le cas, l’employeur sera particulièrement démuni voire, semble-t-il, présumé défaillant dans toute production de preuves ultérieures.
Deuxièmement, le demandeur à un rappel d’heures effectuées non rémunérées peut tout à fait produire des éléments différents entre la première instance et celle devant la cour d’appel notamment pour corriger des « précédentes invraisemblances relevées alors à juste titre par l’employeur », de même qu’il peut produire des éléments qui n’ont pas été établis au moment de la relation contractuelle, l’essentiel étant qu’ils soient suffisamment précis.
Cet arrêt continue de parachever la construction jurisprudentielle déjà existante en matière de preuve des heures travaillées. Rappelons que déjà en 2007, il avait pu être jugé que « s’il résulte de l’article L. 212-1-1 du Code du travail que la preuve des heures de travail effectuées n›incombe spécialement à aucune des parties et que l›employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié, il appartient cependant à ce dernier de fournir préalablement au juge des éléments de nature à étayer sa demande ; que toutefois celui-ci ne peut rejeter une demande en paiement d›heures complémentaires aux motifs que les éléments produits par le salarié ne prouvent pas le bien-fondé de sa demande ; » (Cass. soc., 10 mai 2007, n° 05-45.932 : JurisData n° 2007-038814 ). En 2010, suivant un arrêt largement diffusé, la Cour de cassation avait jugé que « pour rejeter la demande de la salariée en paiement d’heures complémentaires, l’arrêt retient que Mme X… ne produit pas d’éléments de nature à étayer sa demande lorsqu’elle verse aux débats un décompte établi au crayon, calculé mois par mois, sans autre explication ni indication complémentaire ; Qu’en statuant ainsi, alors que la salariée avait produit un décompte des heures qu’elle prétendait avoir réalisées auquel l’employeur pouvait répondre, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; » (Cass. soc., 24 nov. 2010, n° 09-40.928 , FP-PBR : JurisData n° 2010-021943). La Cour de cassation a semblé marquer une certaine inflexion par la suite. Ainsi, par exemple, elle a pu juger en 2016 que « les fiches de temps manuscrites produites par la salariée à l’appui de sa demande comportant des informations dont était établi par l’employeur le caractère erroné de certaines, notamment celles mentionnant des interventions le samedi, n’étaient pas de nature à permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de se livrer à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, a estimé, sans encourir les griefs du moyen, que la salariée n’étayait pas sa demande de rappel d’heures supplémentaires ; » (Cass. soc., 7 déc. 2016, n° 15-20.502).
L’arrêt commenté sonne le glas de cette inflexion. En pratique, c’est donc un (r)appel à la vigilance que doivent retenir les employeurs à la lumière des obligations préexistantes, légales et réglementaires, de décompte et de contrôle de la durée du travail.