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Covid-19 et loyers des locaux commerciaux fermés : Extinction de l’obligation de paiement

Dans le cadre de la lutte contre la pandémie liée au Covid-19, le gouvernement français a, par voie réglementaire, imposé la fermeture au public des établissements commerciaux, sauf pour un nombre restreint d’activités limitativement identifiées. S’agissant des commerces exploités au sein de locaux pris à bail, cette fermeture réglementaire pose la question du sort des loyers, les preneurs étant, par le fait du prince, privés de la jouissance des locaux loués. Cette question est essentielle pour ces derniers dans la mesure où cette privation s’accompagne de la disparition des revenus d’exploitation sur la période de fermeture contrainte des locaux. Le recours au droit des obligations apporte toutefois, par le mécanisme classique de l’exception d’inexécution, une réponse cohérente et solide qui pourrait faire recette (D. n° 2020-384, 1er avril 2020 : JO 2 avril 2020).

Dans ce contexte, certains bailleurs ont publiquement annoncé leur décision d’« annuler » la dette de loyers (à l’exclusion des charges) pendant toute ou partie de la période de fermeture contrainte des locaux (laquelle a débuté le 15 mars 2020, sans que l’on connaisse, à l’heure où ces lignes sont écrites, sa date d’expiration, la Période de Fermeture). Les principales associations et fédérations représentatives des bailleurs se sont finalement prononcées en faveur de cette annulation mais seulement pour les très petites entreprises (TPE), encourageant à une négociation de gré à gré, le cas échéant sous l’égide du gouvernement dans tous les autres cas (Communiqué CNCC, 17 avr. 2020). Ils restent toutefois minoritaires. Parallèlement, des initiatives ont émergé, notamment de la part de grands bailleurs institutionnels, pour faire légiférer en vue (i) d’acter le principe du maintien des loyers pendant la Période de Fermeture et (ii) de mettre en place un aménagement du montant et/ou des modalités de paiement des loyers. Cette initiative semblerait conduire in fine à un projet de médiation entre foncières et locataires, sous l’égide du gouvernement.

Pris dans cette « guerre des loyers », le gouvernement a, pour sa part, interpellé les foncières concernant « les très petites entreprises qui ont été obligées de fermer, celles qui ont moins de 10 salariés » : « je ne leur demande pas de reporter le loyer : je demande d’annuler trois mois de loyer » (Br. Le Maire, Ministre de l’économie et des finances : BFMTV, jeudi 16 avr. 2020).

Le débat est donc âpre et complexe ; les enjeux sont significatifs pour les uns comme pour les autres. Hélas, dans cet échange, le droit des obligations est oublié. Il apporte toutefois des réponses plus claires que certains ne pensent et renverse le postulat selon lequel les loyers resteraient dus pendant la Période de Fermeture.

L’application du droit commun des obligations permet de conclure à l’extinction de l’obligation de paiement des loyers pendant toute la Période de Fermeture. Le manquement à l’obligation continue de délivrance pesant sur le bailleur, consécutive à la fermeture des locaux loués (1), permet au preneur de ne pas devoir (et donc de ne pas payer) les loyers y afférents par le jeu de l’exception d’inexécution (2).

Cette extinction ne concerne toutefois que les locaux contraints réglementairement à fermeture et dans lesquelles le preneur n’est plus autorisé à exercer son activité (les Locaux Fermés). Les situations intermédiaires (locaux non concernés par l’interdiction réglementaire d’ouverture au public mais fermés faute pour le preneur de pouvoir mettre en place de façon satisfaisante les consignes d’hygiène et de distanciation sociale requises ou locaux dans lesquels le preneur continue d’exercer partiellement une activité – par ex. : vente à emporter à l’exclusion de la vente sur place) appellent en effet des réponses juridiques différentes qui ne sont pas traitées dans le cadre de la présente analyse.

1. Inexécution de l’obligation de délivrance

1.1 Nature et contours de l’obligation de délivrance

L’obligation de délivrance et de jouissance paisible est l’« obligation essentielle » pesant sur le bailleur dans le contrat de bail au sens de l’article 1170 du Code civil. Le contrat de bail étant synallagmatique (C. civ., art. 1106), y répond une obligation essentielle du preneur, à savoir le paiement du « prix du bail », c’est-à-dire le loyer (C. civ., art. 1728).

Le paiement du loyer constitue en effet la contrepartie directe de la mise à disposition du local loué à la disposition du preneur en vue de sa jouissance effective pendant toute la durée du bail, ce qui constitue le but même du contrat de bail.

Ces deux obligations essentielles et réciproques caractérisent indivisiblement le contrat de bail, contrat nommé (C. civ., art. art. 1105), lequel ne peut juridiquement exister sans l’une et l’autre de ces obligations essentielles (C. civ., art. 1719 et 1728).

L’exigence de l’obligation de délivrance et de jouissance de la chose louée est principalement exprimée à l’article 1719 du Code civil, lequel dispose :

« Le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation particulière :

1° De délivrer au preneur la chose louée […] ;

2° D’entretenir cette chose en état de servir à l’usage pour lequel elle a été louée ;

3° D’en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail […] ».

Ses contours ont été précisés par la jurisprudence, qui rappelle fréquemment le caractère essentiel et concret de cette obligation. À cet égard, la Cour de cassation précise notamment que « les clauses du contrat de bail ne [peuvent] décharger le bailleur de son obligation de délivrance d’un local en état de servir à l’usage contractuellement prévu » (Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-12.970 : JurisData n° 2010-002218). L’obligation de délivrance, lato sensu (la jouissance étant consubstantielle à la délivrance), oblige le bailleur :

d’une part, à délivrer au preneur un local « utile », c’est-à-dire propre à l’exercice de l’activité conforme à la destination du bail, soit, pour les établissements présentement concernés par la fermeture réglementaire, un local apte à accueillir du public ;

d’autre part, à assurer cette délivrance pendant toute la durée du bail en assurant la jouissance paisible de ce local « utile ».

L’obligation de délivrance s’affirme ainsi comme une obligation de résultat, le bailleur étant astreint à un résultat précis (ce résultat étant la raison d’être et le but du contrat de bail) : délivrer et assurer la jouissance paisible et utile du bien loué au preneur.

1.2 Caractérisation de l’inexécution de l’obligation de délivrance

Il est manifeste que la jouissance paisible et utile des Locaux Fermés n’est plus assurée pendant la Période de Fermeture. Les Locaux Fermés ne sont plus éligibles à l’accueil du public, le preneur n’est plus apte à y exercer l’activité prévue au bail.

Le résultat exigé par l’exécution de l’obligation de délivrance n’est donc plus atteint depuis le début de la Période de Fermeture. L’inexécution de l’obligation essentielle du bailleur est donc caractérisée.

La cause de cette inexécution, en l’occurrence non fautive, est indifférente. Seul l’absence du résultat importe (Pour un exemple, V. CA Aix-en-Provence, 17 nov. 2015, n° 14/06957 : JurisData n° 2015-025978). La faute ou l’absence de faute du bailleur ne change pas l’absence du résultat promis ; elle conditionne simplement une éventuelle mise en jeu de la responsabilité contractuelle du bailleur.

2. Exception d’inexécution appliquée à l’obligation de paiement du preneur

2.1 L’applicabilité de l’exception d’inexécution

Dès lors que le bailleur ne remplit plus son obligation essentielle, le preneur n’est plus tenu de remplir la sienne, à savoir le paiement des loyers. Dans un contrat synallagmatique, tel le bail, l’exception d’inexécution (Mécanisme consacré de longue date par la jurisprudence et codifié, dans le cadre de la réforme du droit des contrats du 1er octobre 2016, aux articles 1219 (Une partie peut refuser d’exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l’autre n’exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave) et 1220 (Une partie peut suspendre l’exécution de son obligation dès lors qu’il est manifeste que son cocontractant ne s’exécutera pas à l’échéance et que les conséquences de cette inexécution sont suffisamment graves pour elle) du Code civil) permet à une partie de refuser d’exécuter son obligation si l’autre partie n’exécute pas la sienne (ou de suspendre l’exécution de son obligation par anticipation s’il est manifeste que l’autre partie ne sera pas en mesure de remplir la sienne). Elle est la conséquence de l’exigence d’une contrepartie équivalente, consubstantielle à tout contrat synallagmatique (C. civ., art. 1166, 1169 et 1170).

L’obligation essentielle de délivrance n’étant, par hypothèse, plus remplie pendant toute la durée de la Période de Fermeture, l’obligation de paiement des loyers sur la même période n’a plus à être exécutée. Les loyers cessent en effet, pendant la Période de Fermeture, d’avoir la contrepartie prévue lors de la conclusion du contrat.

La cause de l’inexécution est tout à fait indifférente. L’absence de faute du bailleur n’empêche pas l’inexécution, laquelle est caractérisée par la seule défaillance dans la délivrance du résultat convenu et nécessaire. La force majeure, à la supposer caractérisée (ce qui n’est pas certain même lorsque le contrat en cause n’a pas exclu la force majeure. En effet, la jurisprudence adopte une appréciation particulièrement stricte des critères de la force majeure et a régulièrement refusé de reconnaître la force majeure en présence d’épidémies, V. CA Paris, 25 sept. 1996, n° 1996/08159 (bacille de la peste) ; CA Besançon, 8 janv. 2014, n° 12/0229 (grippe H1N1) ; CA Nancy, 22 nov. 2010, n° 09/00003 (virus de la dengue) ou CA Basse-Terre, 17 déc. 2018, n° 17/00739 (virus du chikungunya). Il est toutefois vrai que le virus du Covid-19 présente une ampleur, géographique, pathologique et sociétale, inédite de nature à favoriser la reconnaissance de la force majeure. L’appréciation se fera néanmoins in concreto et donc au regard de la situation de chaque personne appelée à se prévaloir de la force majeure), reste impuissante à paralyser le jeu de l’exception d’inexécution (V. P.-H. Antonmattéi, Contribution à l’étude de la force majeure : LGDJ 1992, n° 87, p. 224) : la suspension d’une obligation pour cause de force majeure peut donner lieu à une application de l’exception d’inexécution de la part de la partie qui n’est pas empêchée d’exécuter : cette exception ne remplit pas alors une fonction coercitive, mais a un but préventif, en rapport avec l’inexécution temporaire et joue tant que l’obligation du partenaire est elle-même suspendue pour cause de force majeure) (V. CA Rennes, 5e ch., 5 juin 2019, n° 16/06391 : « […] Les locataires sont donc bien fondés à opposer l’exception d’inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance sans que puissent leur être opposés la force majeure et le fait qu’ils aient été relogés sans frais pour eux, puisqu’il s’agit de les dispenser de leur obligation de paiement du loyer et non de les dédommager du préjudice consécutif à leur emménagement dans un autre logement […] »)). Elle exonère uniquement le bailleur de toute responsabilité contractuelle au titre du manquement à l’obligation de délivrance, sans le dispenser de s’acquitter de la contrepartie justifiant le droit au paiement des loyers.

La suspension des loyers est donc de droit pour les preneurs de Locaux Fermés.

2.2 Les effets de l’exception d’inexécution

En principe, l’exception d’inexécution suspend sans éteindre l’obligation non exécutée. En effet, la partie ayant appliqué l’exception d’inexécution doit exécuter l’obligation refusée dès que son cocontractant exécute la sienne.

Cette exécution différée suppose toutefois que le cocontractant concerné puisse encore exécuter utilement l’obligation dont l’inexécution a justifié la mise en œuvre de l’exception d’inexécution.

En matière de bail, l’obligation de délivrance étant une obligation continue, elle ne peut, par hypothèse, pas être exécutée a posteriori. S’agissant des Locaux Fermés, l’inexécution de l’obligation de délivrance pendant la Période de Fermeture est ainsi définitive.

Conformément à la théorie de la contrepartie (Supra, §2.1), le droit de ne pas exécuter l’obligation de paiement des loyers sur la même période doit également être définitif. Autrement dit, compte-tenu de la nature des obligations essentielles inhérentes au contrat de bail, l’exception d’inexécution emporte extinction de l’obligation de paiement des loyers sur la Période de Fermeture (En ce sens, voir notamment : D. Houcieff, Lexbase, lettre juridique n° 820, 9 avr. 2020). Telle est d’ailleurs la position classique de la jurisprudence (Cass. 1re civ., 20 juin 1995, n° 93-16.807 : « […] si le bailleur n’exécute pas son obligation de délivrer la chose louée, le locataire n’est pas tenu de payer les loyers qui en sont la contrepartie […] » et CA Rennes, 5ème ch., 5 juin 2019, n° 16/06391).

La « guerre des loyers » doit donc être replacée sur le terrain juridique. Il ne s’agit pas de combler un vide juridique mais d’appliquer le droit général des contrats. S’agissant des Locaux Fermés et du sort des loyers pendant la Période de Fermeture, les notions de force majeure ou d’imprévision, qui alimentent les débats juridiques depuis les arrêtés des 14 et 15 mars 2020, n’ont pas leur pertinence.

A cet aune, une loi de circonstance appelée à régir le sort des loyers des Locaux Fermés n’est ni nécessaire, ni opportune. Sa constitutionnalité poserait en toute hypothèse question au regard du droit au maintien des contrats et conventions légalement conclus, à valeur constitutionnelle (Cons. const., 10 juin 1998, déc. n° 98-401 DC. – Cons. const., 18 janv. 2000, déc. n° 2000-437 DC), auquel seul un motif d’intérêt général suffisant peut justifier une atteinte proportionnée (Cons. const., 13 janv. 2000, déc. n° 99-423 DC . – Cons. const., 13 janv. 2003, n° 2002-465 DC . – Cons. const., 13 juill. 2018, n° 2018-728 QPC).

Quant à une éventuelle médiation entre bailleurs et preneurs, sa légitimité supposera un périmètre limité aux loyers et autres modalités du bail relatifs à la période suivant la Période de Fermeture.

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